Précision conceptuelle sur la suprématie blanche
Ceci est une note sur le concept de la “suprématie blanche” (white supremacy). Suite à la récente levée de boucliers québécoise pour la défense de l’utilisation du mot en N (N-word) au nom de la liberté académique, j’ai utilisé le terme suprématie blanche sur les médias sociaux — ce qui a choqué plusieurs personnes et a aussi laissé entrevoir une confusion concernant sa signification. J’espère, par ce billet, y apporter un éclairage utile.
Il s’agit d’un concept central de la perspective théorique dite CRT (Critical Race Theory), la théorie critique de la race, qui occupe une place importante dans mes travaux et enseignements, qui est aussi le noyau théorique à partir duquel l’intersectionnalité (à la Kimberlé Crenshaw) a émergée. Ce lien généalogique fondamental entre la CRT et l’intersectionnalité se trouve souvent éclipsé dans les représentations prédominantes et erronées de l’intersectionnalité en tant qu’un produit du féminisme, comme j’ai pu souligner ailleurs et ne peux développer dans ce billet.
Dans mes propos, la référence à la suprématie blanche en est une informée par la théorie. Cet usage se distingue de celui répandu dans le grand public qui la confond avec les suprématistes blancs. Cette confusion nécessite une clarification. En classe ou en conférence, je fais cette pédagogie. Mais sur le Twitter, l’espace limité le permet moins.
Pour faire court, j’explique souvent de cette façon (qui est non-intersectionnelle dans un premier temps) : La suprématie blanche est au privilège blanc ce qu’est le capitalisme au privilège de classe, ce que l’hétéropatriarcat est au privilège masculin et hétérosexuel, ainsi de suite. Il s’agit donc de la dimension systémique d’un phénomène que l’on a tendance à réduire à ses manifestations individuelles (sous le vocable du privilège) avec des effets occultant les structures d’oppression et de domination. Bref, la suprématie blanche existe bel et bien dans les sociétés où il n’y a pas de groupes suprématistes blancs organisés. Et comme le capitalisme, il est très difficile de s’en extraire. Bien entendu, il faut, dans un second temps, ‘intersectionnaliser’ tout cela et expliquer en quoi et comment ces systèmes (le capitalisme, l’hétéropatriarcat, la suprématie blanche) se constituent et s’influencent mutuellement dans des configurations spécifiques selon les contextes et les époques — ce qui dépasse la portée de ce billet.
L’attention que la Critical Race Theory accorde aux causes structurelles des inégalités racistes est loin de faire l’unanimité et déplaît tant aux élites politiques et économiques qu’intellectuelles qui préfèrent voir le problème du racisme comme étant lié aux comportements individuels de quelques-uns. Dans plusieurs pays, les savoirs critiques radicaux qui vont à la racine du problème de racisme font l’objet d’attaques virulents de la part des dirigeants. Le président Trump mène une guerre ouverte contre la Critical Race Theory dont il souhaite interdire l’enseignement, comme en témoigne son allocution à la conférence de la Maison Blanche sur l’histoire américaine. Il utilise en abondance le pouvoir exécutif pour nourrir une culture d’ignorance blanche, comme le souligne le professeur de droit à l’Université Georgetown Paul Butler. Ces quelques extraits de son allocution donnée le 17 septembre 2020 à la dite conférence en disent long sur son hostilité à l’endroit de la CRT:
“Students in our universities are inundated with critical race theory. This is a Marxist doctrine holding that America is a wicked and racist nation, that even young children are complicit in oppression, and that our entire society must be radically transformed. Critical race theory is being forced into our children’s schools, it’s being imposed into workplace trainings, and it’s being deployed to rip apart friends, neighbors, and families.
A perfect example of critical race theory was recently published by the Smithsonian Institution. This document alleged that concepts such as hard work, rational thinking, the nuclear family, and belief in God were not values that unite all Americans, but were instead aspects of “whiteness.” This is offensive and outrageous to Americans of every ethnicity, and it is especially harmful to children of minority backgrounds who should be uplifted, not disparaged.
Teaching this horrible doctrine to our children is a form of child abuse in the truest sense of those words. For many years now, the radicals have mistaken Americans’ silence for weakness. But they’re wrong.
[…] Critical race theory, the 1619 Project, and the crusade against American history is toxic propaganda, ideological poison that, if not removed, will dissolve the civic bonds that tie us together. It will destroy our country.”
Ailleurs la situation n’est guère meilleure. En Grande-Bretagne, le gouvernement conservateur est bien aligné à cette posture anti-intellectuelle et anti-CRT comme on peut le voir avec la récente sortie vitriolique de la ministre des femmes et égalités, Kemi Badenoch, contre l’enseignement de cette théorie. En France, ce qui fait l’objet du courroux de la classe politique est très similaire: anti-intellectualisme et anti-antiracisme, même si c’est l’intersectionnalité plutôt que la CRT qui sert d’épouvantail. En juin 2020, le président Macron cible les universitaires dans une critique cinglante mais privée qui est publiée dans le journal Le Monde. Il y dénonce “les ambivalences des discours racisés ou sur l’intersectionnalité” et fustige:
Le monde universitaire a été coupable. Il a encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon. Or, le débouché ne peut être que sécessionniste. Cela revient à casser la République en deux.
Plus récemment en fin octobre, le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquet, accuse l’intersectionnalité d’être une matrice intellectuelle importée des États-Unis qui ferait le jeu de “l’islamo-gauchisme”. Il affirme:
“Il y a un combat à mener contre une matrice intellectuelle venue des universités américaines et des thèses intersectionnelles, qui veulent essentialiser les communautés et les identités, aux antipodes de notre modèle républicain qui, lui, postule l’égalité entre les êtres humains, indépendamment de leurs caractéristiques d’origine, de sexe, de religion. C’est le terreau d’une fragmentation de notre société et d’une vision du monde qui converge avec les intérêts des islamistes. Cette réalité a gangrené notamment une partie non négligeable des sciences sociales françaises.”
On peut difficilement ignorer la similitude des propos tenus par une élite politique blanche qui se démène à prouver l’absence du racisme systémique dans leur pays respectif. Le premier ministre québécois François Legault en constitue un parfait exemple à l’échelle canadienne. À la différence du premier ministre du Canada, Justin Trudeau et de quelques politiciens de sa province tels que les maires de Montréal et de Québec, Legault refuse de reconnaitre l’existence du racisme systémique au Québec et fait de ce déni la ligne de son parti. Dans un contexte où le refus de reconnaitre l’existence de la dimension systémique du racisme est promu par les plus hauts dirigeants politiques et applaudi par une élite culturelle, invoquer publiquement la suprématie blanche relève de l’anathème. On se fait rapidement accuser d’être anti-Québécois et francophobe, comme j’ai pu en faire l’expérience quand j’ai affirmé que la défense de l’utilisation du mot en N participait du système de la suprématie blanche.
On rappellera que le terme suprématie blanche n’est pas un synonyme pour les suprémacistes blancs. Ce qui est entendue par suprématie blanche est un système politique, culturel, et économique qui constitue la blanchité comme la norme, la modernité occidentale comme la seule modernité ou le parangon de la modernité, et la conception européenne de l’humanité comme l’humanité tout court, etc. Les ramifications d’un tel système sont innombrables et les racines très profondes — ce que la formule “la surreprésentation de l’Homme” de Sylvia Wynter, écrivaine et philosophe jamaïcaine, discerne et condense avec force et éloquence. Le fait que la défense de l’utilisation de ce mot-injure soit menée au nom de la liberté académique n’est d’ailleurs pas fortuit. La liberté académique est invoquée comme une valeur commune à défendre, mais elle n’est pas traitée sociologiquement. On fait comme si on était tous d’accord sur ce qu’elle veut dire, comme si la définir n’était pas un terrain d’enjeux et de luttes de pouvoir. Au nom de cette liberté académique, affranchie des rapports de pouvoir, on peut alors se prévaloir du droit de circonstancier l’utilisation du mot en N, en l’autorisant par exemple en “contexte pédagogique” — ce qui exprime un refus d’envisager une violence qui excède son contexte, car la violence de ce mot dépasse son contexte d’utilisation ou l’intention de ses usagers. Aussi se raconte-t-on un mensonge: parce que le contexte pédagogique, il n’y aura pas de violence. Comme si l’espace académique, la salle réelle ou virtuelle du cours pouvait échapper par miracle aux rapports de pouvoir. Or, placée sous une lentille sociologique, la liberté académique se trouvera réfractée. On pourra alors demander qui définit la liberté académique et si la liberté pour les personnes noires de fréquenter les institutions académiques sans avoir à entendre ce mot-injure qui ravive les traumatismes ne pourra pas faire partie de la définition de ladite liberté.
Quant à la confusion entre “suprématie” et “suprémacistes” — la raison initiale de ce billet — on voit que les suprématistes blancs (les néonazis, le KKK, les Proud Boys, la Meute, les Soldats d’Odin, la Génération identitaire, et j’en passe) ne sont ni nécessaires, ni suffisants pour la suprématie blanche comme système. Ils n’en constituent qu’une facette (contingente), qui fait malheureusement dans le sens commun un tour de passe-passe et annexe par voie métonymique (précisément une synecdoque — partie pour tout) l’intégralité du concept de la suprématie blanche.
L’aspect cyclique de ces controverses — SLĀV, Blackface, N-word… — inflige une peine récurrente qui se double du fardeau d’avoir à rappeler encore et encore ce qui devrait être évident, que ce mot (ou cette pratique de Blackface) est indéfendable. Dans ce cercle de cruauté, des personnes noires se retrouvent une fois de plus avec la charge d’éduquer une majorité qui se complaît dans son ignorance délibérée et se contente de citer ad nauseam seulement les personnalités noires tenant des propos acceptables à leurs yeux.
Le consensus québécois apparent en faveur de l’usage de ce mot-injure exalte une indifférence vis-à-vis la peine infligée aux personnes noires en défendant l’indéfendable. Cette indifférence doit être confrontée par le care : notre souci collectif pour le bien-être des personnes qui subissent cette violence, notre engagement pour leur offrir un environnement éducatif où elles n’auront pas à entendre ce mot. Le care est une pratique qui se cultive en mutualité ; sinon la collégialité si souvent évoquée en milieu académique n’est qu’une performance vide.
In fine, défendre l’utilisation de ce mot au nom de la liberté académique revient à conforter la suprématie blanche comme système, même si ses défenseurs se défendent de tout racisme. Ni l’intention, ni le contexte ne suffisent à relativiser la violence qu’inflige ce mot forgé et sédimenté par l’esclavage et son “après-vie” où nous sommes encore. La réalité de cette violence anti-Noire qui excède contexte et intention peut échapper au logos. Mais ceci n’empêche pas de se donner un ethos du refus. Le refus de contribuer à une violence dont on n’a peut-être pas bien compris la nature, ni l’envergure. C’est aussi un pas vers une base de solidarité qui n’a pas besoin de savoir l’autre pour lui être complice dans sa lutte contre sa déshumanisation.